Le fantasme de l’Homme

Les fantasmes sexuels sont-ils de simples désirs bons à satisfaire, ou bien des obsessions dangereuses ? Tout dépend de la distance à laquelle on les tient.

Mais qu’est-ce donc qu’un fantasme sexuel ? Le dictionnaire Larousse dit : « Représentation imaginaire traduisant des désirs plus ou moins conscients. » D’autres sources parlent de « scénario érotique provoquant une excitation sexuelle », de « croyance irraisonnée », de « fixation mentale », de « sorte de rêve éveillé ». Vous ne voyez toujours pas ? En voici un exemple historique. Jean-Jacques Rousseau, le philosophe, rapporte que dans son âge tendre, il reçut deux fessées de la main de la demoiselle Lambercier, sœur de son tuteur. Miracle : chaque fois, le plaisir fut plus grand que la douleur… Sa vie sexuelle en fut très affectée : jouir, pour Rousseau, resta lié à cette scène, qu’il rappelait à sa mémoire ou même tentait de reconstituer en s’humiliant auprès des femmes qu’il séduisait, n’osant toutefois pas réclamer de front la salutaire déculottée. Plutôt que le simple produit d’une imagination vagabonde, le « fantasme » de Rousseau était donc lié à un épisode infantile vécu, dont le souvenir, dit-il, le hantera toute sa vie et le poussera à agir de manière embarrassante, au moins pour lui.

L’usage large qui est fait aujourd’hui, chez les spécialistes comme dans les médias, de la notion de « fantasme » recouvre des réalités assez variées. Leur unité tient en bonne partie à la méthode de leur recueil. Comment, en effet, connaît-on les fantasmes d’autrui ? Parce que les sujets se livrent à un examen plus ou moins spontané de leur vie sexuelle en réponse à des questions. Ainsi, en situation d’enquête, des personnes sont invitées à confier leurs désirs les plus secrets, des actes qu’elles rêvent d’accomplir : faire l’amour en plein air, être bousculée par un bel inconnu, faire l’amour à trois, subir une fellation, rencontrer un transsexuel, faire un strip-tease, etc. La liste, théoriquement ouverte à l’infini, comporte en fait de nombreuses répétitions. Un fantasme en effet se doit de sortir de l’ordinaire sexuel, mais reproduit souvent ce qui a été vu ou entendu ailleurs. Il est donc possible de les classer par ordre de préférence et de s’intéresser aux différences qui peuvent apparaître entre les sexes (encadré ci-dessous), les âges ou les conditions sociales.

Dans une autre acception, impliquant des confidences plus poussées que la simple réponse à un questionnaire anonyme, le fantasme, tout en restant imaginaire, est plus actif : il sert d’adjuvant à une activité sexuelle bien réelle. C’est le cas, par exemple, de cet homme qui avoue à son thérapeute ne pouvoir jouir qu’en comptant jusqu’à 7, ou de cette femme qui obtient l’orgasme en pensant aux mains d’un inconnu, ou de cette autre qui s’imagine dans les bras d’un homme très laid et très brutal.

 

Des fantasmes aux névroses

Dans un troisième sens, enfin, le fantasme est au centre de la conduite sexuelle et cesse d’être un simple rêve : certaines personnes affirment ne pouvoir jouir qu’au terme d’un scénario consistant, par exemple pour un homme, à ficeler sa partenaire consentante mais suppliante ou, pour une femme, à embrasser un corps masculin fraîchement décédé. On entre alors dans l’univers actif du fétichisme, des « paraphilies », autrefois nommées « perversions » (article page 66). Assez loin de ce qu’il se contentait d’être au début de notreliste, le fantasme n’a plus grand-chose d’imaginaire : c’est le scénario obsessionnel d’une activité sexuelle non standard.

Dans une perspective thérapeutique, le fantasme, disons-le tout net, entretient des liens étroits avec les névroses. Car, ne l’oublions pas, l’introduction du mot dans le vocabulaire médical est le fait de la théorie freudienne. En 1897, Sigmund Freud, renonçant à la théorie de la séduction infantile, qualifie les souvenirs sexuels bizarres de ses patients de « fantasmes », c’est-à-dire de produits de l’imagination dont la fonction est de dissimuler une réalité refoulée profondément dans l’inconscient. Dès lors, explorer les fantasmes sexuels des personnes, c’est avoir accès à l’ensemble de leur organisation psychique, objet même de cette psychiatrie soft qu’est la psychanalyse. Freud lui-même, ainsi que certains de ses disciples, resteront convaincus qu’un « fantasme sexuel » n’a d’existence que dans l’imaginaire, le fait de le mettre en œuvre n’apportant aucune solution ni véritable satisfaction, mais au contraire entretenant un mécanisme défensif masquant l’origine du trauma.

 

« Dans l’imaginaire, tout est permis »

C’est toute la différence avec les lectures plus simples qui seront faites après lui de l’origine des névroses, attribuant à l’activité sexuelle elle-même un rôle prépondérant dans la résolution des symptômes névrotiques. De là vient, sans aucun doute, cette idée répandue dans la sexologie moderne, selon laquelle l’orgasme est la clef de la santé physique et mentale des personnes. Que faire du fantasme dans cette vision physiologique de la sexualité ?

Écoutons les experts du Net, si prodigues en bons conseils. À l’article « fantasmes », le site Santé AZ attaque bille en tête : « les fantasmes n’ont rien de honteux. Soft ou un peu plushard, quelle que soit la nature du fantasme, il n’y a pas à en rougir. Aucun fantasme n’est pervers car dans l’imaginaire, tout est permis ». Et plus loin : « Peut-on en parler à son conjoint ? » Réponse : « Chacun a droit à son jardin secret ». Et encore : « Peut-on les mettre en acte ? » « Oui, mais pas tous, et cela risque d’être décevant. » Résumons donc : le fantasme (que l’on suppose assez bénin) est normal, tellement normal qu’il n’est pas utile de s’en soucier ou de chercher à l’analyser. Il a un rôle positif : celui de vous aider à jouir. Mais n’oubliez pas : il est imaginaire. Mieux vaut donc le garder pour vous, et ne pas chercher à l’accomplir. Ces conseils, guidés avant tout par la prudence, délivrent un message optimiste : l’anormalité sexuelle n’ayant plus de sens, servez-vous donc de vos fantasmes pour jouir mieux.

Mais les thérapeutes, psychologues ou sexologues ne l’entendent pas exactement de cette oreille. Ils ont en général affaire à des personnes qui souffrent. Certaines vivent mal le décalage entre ce qu’ils rêvent et ce qu’ils font, ou entre ce qu’ils font et rêvent de ne plus faire. Aussi, les spécialistes ne peuvent se contenter de leur dire de continuer comme ça.

Le thérapeute qui se respecte s’intéresse à l’imaginaire de ses patients. Un fantasme est pour lui une fenêtre ouverte sur une vie sexuelle problématique : c’est, écrit le sexologue canadien Claude Crépault, une « caisse de résonance où se précisent et se condensent nos préférences érotiques (1) ». L’affaire redevient donc sérieuse : cet homme qui rêve de triolisme n’est-il pas un voyeur impuissant ?

 

La santé sexuelle en question

Cette femme qui fantasme sur le même thème, n’est-elle pas une homosexuelle refoulée ? Un fantasme récurrent, c’est peut-être un traumatisme mal résorbé, une orientation sexuelle qui s’ignore, une carrière sentimentale construite sur le mensonge, un couple voué à l’échec. Sans compter les innombrables cas où, tout simplement, les patients se plaignent de leur insatisfaction sexuelle : impuissance, anorgasmie, désintérêt. La fonction thérapeutique ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la manière de rétablir la santé sexuelle du patient affecté par ses fantasmes. Or, qui dit « santé » dit aussi « norme » : est-il salutaire de cultiver un imaginaire hanté par le voyeurisme, l’exhibitionnisme, le sadisme ou la pédophilie ? De toute évidence, l’OMS ne le pense pas : en 2002, ses experts définissaient la santé sexuelle comme « une approche positive et respectueuse des échanges sexuels ». Plus subtilement, C. Crépault souligne l’ambiguïté de la notion de « santé sexuelle ». En effet, selon lui, l’imaginaire est utile à la fonction érotique : le fantasme y a sa place. Mais il peut aussi représenter une addiction, une contrainte difficilement supportable, et une source de conflit. Tout est donc question de distance : un fantasme « théâtralisé », comme le pratiquent certains masochistes, est moins dangereux qu’un fantasme obsédant, accompli ou non. De celui-ci, il faudra, d’une manière ou d’une autre se libérer et, pour un pédopornophile, apprendre, dans sa vie réelle, à « érotiser un corps adulte ». Bref, en peu de mots, ayez des fantasmes, mais n’en soyez pas esclave. L’idéal serait encore soit de les rapprocher de l’existant, soit de les sublimer dans quelque activité créative. Ce que, sans aucun doute, Rousseau est parvenu à faire.

SC Info

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